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LE SON EST LE PREMIER MOUVEMENT DE L’IMMOBILE

Giancito Scelsi.

Conversation téléphonique, le 2 octobre 1997, Paris, Blois.

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Rémi Boinot: Les arrangements possibles que tu fais en fonction des espaces dont tu disposes, à la façon “d’arrangements pour orchestre”, mettent vraiment en relief des effets de transpositions de l’extérieur vers l’intérieur, du monde comme il va vers tes diverses propositions, le tout soigneusement scénarisé.

Frédéric Lecomte: Il est certain que j’entends le mot arrangement dans son acception la plus instrumentale, c’est un dialogue, une réinterprétation des pièces entre elles à chaque saisie d’un nouvel espace. Tout se joue dans une logique interne des pièces par rapport à leurs voisines, tant au niveau économique que des compromis d’espace.

RB: S’agit-il de faire apparaître une “combinatoire” à l’intérieur des oeuvres elles-mêmes à chaque “représentation” ? En ce qui te concerne, chaque exposition étant une oeuvre en soi, les pièces et les idées s’arrangent-elles selon les moments où tu exposes?

FL: C’est quelque chose d’important pour moi de conduire l’exposition comme un objet à part entière que l’on peut traverser, habiter et diviser, en considérant les différentes pièces comme l’accessoire du transport et de la diffusion des images. C’est une unité à partir de laquelle je repense l’agencement variable des pièces. Je pourrais faire le parallèle avec la typographie et son espace dans la feuille de papier, où les caractères utilisés peuvent être soumis à toutes sortes de transformation et de déplacement.

RB: On est toujours dans l’inter-relation et chez Claudine Papillon, contrairement aux expositions que j’ai vues cette année, on est projeté dans le parfait audiovisuel. On est dans un mariage monstrueux entre les images fixes qui bougent et celles qui prennent la pose, celles aussi qui attendent ou qui se promènent. C’est un tissage méticuleux que je rapprocherais volontiers de la régie d’images.

FL: Je ne sais pas si c’est un monstre, peut être bien, mais j’ai vraiment le sentiment de travailler à l’échelle d’une ville, avec ses croisements, ses zones d’exclusion, de rendez-vous, de passages, de balades, je suis sans arrêt dans la juxtaposition pour que les choses et les images seulement se caressent et jamais ne s’annulent.

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RB: Tu utilises beaucoup plus la photo que d’habitude. Elles effleurent les images publicitaires, elles effleurent l’érotique tout en l’affirmant. Signalons la série de photos des ELUQBRATIONS, où le visage absent nous renvoie à notre propre image. Toutefois il en va autrement quand tu les confrontes à la tv que le modèle soutient acrobatiquement, sur les parties de son corps les plus sensuellement appropriées...(D’ailleurs tv égale dieu, dieu égal god, god niché entre les cuisses... Le titre... Beaucoup d’épelés pour un élu...) On se retrouve dans une sorte de passivité active.

FL: Voilà une image qui prend des poses et le travelling sur le mot ELUQBRATIONS ne fait qu’insister sur une sorte de catalogue d’objets et de gestes disproportionnés. On est spectateur d’une chose qui se fait sans se faire, se touche sans toucher, se dit sans dire. Cette problématique est liée au vecteur de la communication, de parler sans se voir, le raccourci prophéré des distances par phonie fausse l’idée de la proximité. Il y a une conscience du corps qui est évacuée, un corps qui n’est plus là, et c’est bien le propre du langage de dire sans faire, de situer l’action dans la réaction, cette communication qui fait de nous des intouchables parfait notre rôle d’onaniste en puissance. Les photos qui encadrent les tv sont des choses très familières tant du coté de l’art que du quotidien, il s’agit d’une mise en page de l’espace photographique qui naturellement s’oppose à la mobilité de l’image vidéo. L’image devient la matrice d’un jeu combinatoire dont le principe est l’inversion, la substitution, la permutation.

RB: De ce corps photographique on sortirait des promesses enfouies et, de cette manière, tu évacues ce qui pourrait nous faire croire à de l’obscène, voir au delà du voir une scène qui va au-delà de la scène. Il y a de la fragmentation, de la parole décalée.

FL: Cette distance vient du fait que ces images amorcent un mouvement, où le modèle jongle avec une tv. L’image-effet vissée sur ses fesses est une volonté de mettre le spectateur à sa place.

RB: Le fait d’exposer pour la première fois dans une galerie, alors que tes autres expositions étaient accueillies dans d’autres circuits, n’oblige-t-il pas à une obligation de résultat ?

FL: Je montre mon travail sans faire de compromis, hormis à l’espace, par conséquent l’obligation de résultat ne tient qu’au visiteur et ce trop de respect que je lui concède.

RB: Je ne ferai pas de commentaire et je crois que ça en passe toujours par là. Ce qui m’intéresse c’est vraiment le don que tes pièces ont de convoquer un espace utopique inaliénable. C’est-à-dire qu’il est difficile d’en séparer un élément. Ce faisant, nous n’aurions qu’un fragment “commémoratif” de l’exposition.

FL: Cette conversation est déjà elle-même un fragment “commémoratif”. Ceci dit la sculpture du XIXe se définissait comme la somme de ces différentes vues.

RB: Mais en disant cela, je condamne le fait qu’une pièce ne pourrait être autonome. Il y a sans doute quelque chose comme ça parcequ’elles sont très autonomes entre elles, même par rapport à nous en tant que spectateurs, et si on ne se saisit que d’un fragment, cette autonomie risque de sécher par isolement.

FL: J’ai l’impression quand tu dis cela que tu parles d’un organisme vivant auquel on aurait prélevé un membre. Lors de la formulation d’un ensemble, il y a une adaptation libre des pièces par rapport à l’espace et leur recyclage. Ce recyclage interne des choses dans leur sens est autant économique que politique. J’ai pris avec ce travail une grande liberté d’interprétation des pièces lors de chaque représentation. Et c’est bien dans ce recyclage que l’exposition reste le dernier objet. Que ce soit au niveau du langage que des citations réécrites, cela confère au travail sa part d’autonomie.

RB: Ce que tu n’as jamais fait c’est de la figure humaine une image du corps comme les autres.

FL: C’est sûrement la publicité ou l’art actuel qui me rattrape, il faut m’en méfier...

RB: Je ne crois pas, car c’est plutôt une parole du corps et quand tu fais parler les différents protagonistes dans la vidéo EPHEMERIDE, les portraits que tu en fais et les mots que tu leur mets en bouche ne sont pas joués. J’ai le sentiment, (certainement en relation avec les textes hardérotiques qu’elles disent) d’une nature très fragile chez ces femmes que tu as filmées. Tu occultes vraiment le jeu d’acteur. Le texte disparaît au profit d’une sensation, “elles sont là”. Et ça me fait penser curieusement que si l’on mettait un cd rom sous les fesses des baigneuses “académiques” pour leur faire dire n’importe quoi, cela ferait partie des grands écarts possibles de la technologie et des approches que nous en avons en ce moment. Elles sont complètement sarcastiques et irrespectueuses, et quand tu dis que tu joues avec, tu te places là dans une sorte de mouvance libertaire que tu insuffles par rapport à l’art, même le plus récent et dans ce qu’il a de plus conformiste. Même conceptuel, il demeure dans l’euphémisme et la litote, c’est-à-dire dans le petit rien entre soi.

FL: C’est vrai que se ne sont pas des actrices, et je les préfère dans cet entre-deux de la parole, qui s’accompagne de doute, de fragilité et permet quand même une variation infinie de ton. On est hors de tout statut d’exception dont les images se nourrissent car les mots ne sont ni vrais ni faux, puisqu’ils n’ont pas le pouvoir de se trouver eux-mêmes.

RB: Je crois que tu les filmes de la même manière que lorsque c’est toi qui te mets en scène. Il y a cette tension du corps vers l’oeuvre à faire qui existe. Il y a parfois une telle urgence que tu n’as pas le temps de trouver d’autres personnes que toi. C’est la vitesse du croquis transférée à la note vidéo.

FL: Tu es le premier à me dire qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

RB: Original...

FL: Cette vitesse d’ailleurs est spécifique à la vidéo.

RB: Je ne sais pas comment dire mais ces images sont pour moi des véhicules poétiques qui sont en migration perpétuelle; c’est cela qui importe, tu es dans un critère de vitesse et le besoin de le dire vite nécessite une grande disponibilité de moyens et d’esprit.

FL: Il y a forcément un lien inconscient qui doit dépendre des nouvelles technologies et qui nous ferait croire à une simultanéité des informations et à une transparence des corps. Mais on est loin d’en être là.


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©Frederique Lecomte

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